Etat, administration, chefs, intermédiaires… Les Français se débrouillent sans eux
On le croise partout depuis une semaine. Le masque en tissu a pris des allures d’étendard. Il est le symbole de cette France qui s’est retroussé les manches quand les pouvoirs publics étaient aux abonnés absents, maquillant une incurie par un mensonge. Cette crise aura vu des miracles d’inventivité, de créativité, de volonté. Un élan qu’on aurait tort de croire anecdotique, tant il dépasse largement le simple bricolage.
Malgré le lyrisme guerrier du président de la République, il est rapidement apparu que la France n’avait pas les armes nécessaires pour combattre. Marianne, au fil des semaines, a enquêté sur les masques, les tests, les respirateurs, tout ce que nous ne fabriquions plus, faute d’avoir préservé notre industrie. Et pendant que l’administration faisait trop souvent la démonstration de son inadaptation à une situation hors norme, pendant que les chaînes de transmission étaient interrompues, les habitudes bouleversées, et que les acteurs habituels avaient disparu, il a bien fallu faire tourner la machine.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de prétendre que l’Etat n’est pas intervenu dans cette crise : 12 millions de travailleurs en chômage partiel, un soutien massif aux différentes filières, des primes aux soignants… l’argent public a servi d’indispensable amortisseur. Une dépense publique qui atteignait 57 % du PIB avant le coronavirus et qui pourrait frôler les 63 %, s’exclament déjà certains. Ne mélangeons pas tout. Partout dans le monde, les Etats sont intervenus, chacun selon sa tradition politique et ses moyens, pour limiter la casse. Et l’attachement des Français à leur modèle social ne fait pas du pays un bastion soviétique, même si l’inflation administrative cumulée, paradoxalement, à l’obsession gestionnaire s’ajoute à des mesures catastrophiques comme les 35 heures pour expliquer en partie un coût qui n’est plus en rapport avec les prestations fournies. Mais nous ne parlons pas de ça. La toute nouvelle manne budgétaire n’a pas compensé l’incurie globale, faite de désorganisation, de pesanteur et d’impréparation. Et face à ce qui semblait un effondrement, les citoyens ont finalement pris leur autonomie. Ils ont façonné leurs propres règles, bâti des réseaux d’entraide et démontré un engagement parfois admirable.
« Cette autonomisation, analyse Jérôme Fourquet, directeur du pôle Opinion de l’Ifop et auteur de l’Archipel français (Seuil, 2019), on y a assisté dans les hôpitaux. Ce sont ces soignants, médecins, infirmières qui ont poussé les murs et organisé des lits de réa supplémentaires. Ils ont pris les manettes parce que – pour faire court – les administratifs étaient en télétravail. Ce sont ces gérants de supérette qui se sont autonomisés de leur tutelle en élargissant les allées entre leurs rayons, et en y accueillant des producteurs locaux venus taper directement à leur porte. Ce sont aussi ces patrons de département ou de région – avec parfois des arrière-pensées politiques, bien sûr – qui ont dit : “Cet Etat est impotent, trop lourd, donc faisons par nous-mêmes !” Mais ça n’était que le sommet de l’iceberg, car il y avait aussi ces maires qui avaient un Ehpad sur leur territoire, une grosse entreprise en train de couler, qui ont organisé des distributions alimentaires pour leurs concitoyens et des ateliers de confection de masques avec quelques administrés installés dans un gymnase. Des maires à qui l’Etat dit maintenant : “Voici les soixante et quelques pages de consignes sanitaires à respecter pour rouvrir les écoles” ! »
Autonomie. Un des mots préférés d’Emmanuel Macron quand il était candidat à l’élection présidentielle. Mais l’énarque a repris le dessus. La croyance en la supériorité de l’Etat centralisé sur les individus rétifs qu’à aucun moment on n’imagine traiter en citoyens doués de libre arbitre. Un Etat centralisé dont beaucoup garderont en mémoire qu’au moment crucial il laissait ses médecins s’habiller de sacs-poubelle, faute de surblouses. Et celui qui croyait exhorter les citoyens à se prendre en main en lançant à un jeune horticulteur qu’il lui « trouve du travail » en « traversant la rue » est confronté à la colère de tous ceux qui ont bien compris que, sous le couvert d’incitation à l’autonomie, l’Etat, rendu impuissant par des décennies de court-termisme et d’abandon de ses prérogatives, les plante tout simplement.
La vague est d’autant plus puissante qu’elle n’a pas attendu le coronavirus. C’est un mouvement sourd, qui se développe loin des radars médiatiques, depuis des années déjà. Pour le meilleur et pour le pire. Dans ses marches à travers la France, l’écrivain Jean-Paul Kauffmann l’avait observé. « Depuis mon départ, écrivait-il en 2013 dans Remonter la Marne (Fayard), j’ai rencontré des hommes et des femmes qui pratiquent une sorte de dissidence. Ils ne sont pas pris dans le jeu et vivent en retrait. Ils ont appris à esquiver, à résister, et savent respirer ou humer un autre air, conjurer les esprits malfaisants. Ces conjurateurs tournent le dos aux maléfices actuels tels que la lassitude, la déploration, le ressentiment, l’imprécation. Sans être exclus, ils refusent de faire partie du flux. » L’année suivante, Eric Dupin les saluait ainsi : « Cette France qui vit autrement […] est engagée dans une démarche résolument positive. De mille et une manières, elle s’emploie à innover, à expérimenter de nouvelles façons de vivre, de consommer ou de produire. C’est en ce sens que l’on peut parler de défricheurs d’un autre monde encore en pointillé. » ( Les Défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment, La Découverte, 2014.)
« Cette France qui vit autrement […] est engagée dans une démarche résolument positive. De mille et une manières, elle s’emploie à innover, à expérimenter de nouvelles façons de vivre, de consommer ou de produire. » – Eric Dupin, 2014
Une profonde défiance
La désaffiliation de certains citoyens traduit, certes, une volonté de ne dépendre ni de l’Etat ni d’un système industriel aliénant, mais elle relève aussi d’une défiance profonde. Les politiques s’en inquiètent sans savoir comment y remédier. A gauche, un Emmanuel Maurel veut croire en la restauration de la puissance publique : « Dès le début de la crise, dit-il, les Français se sont spontanément tournés vers l’Etat. Je pense qu’on en sortira avec une demande encore plus forte de services publics et de protection sociale. » Côté Républicains, Bruno Retailleau analyse l’emprise des experts sur le politique, l’affaiblissement de la nation et l’inflation administrative. « L’Etat tente de s’immiscer partout pour se relégitimer : on n’a plus de masques, mais Marlène Schiappa nous explique qu’il faut mieux partager les tâches ménagères ! »
Le point commun de tous ces phénomènes : la question démocratique. Pendant quarante ans, le néolibéralisme a détricoté la démocratie, à travers toutes les formes de contournement, pour imposer une dérégulation au service de multinationales déterritorialisées. Une « sécession des élites » qui, à travers les structures du capitalisme financiarisé, ont organisé leur fuite loin des impôts, de la solidarité nationale et des obligations civiques. Récemment, le géographe Christophe Guilluy analysait dans No Society (Flammarion, 2018) la réponse des classes populaires à cet abandon par l’Etat et à cette indifférence des élites : la mise en place d’une contre-culture, loin des règles et des codes moraux imposés par ceux qui ne s’imposent rien à eux-mêmes.
« L’Etat tente de s’immiscer partout pour se relégitimer : on n’a plus de masques, mais Marlène Schiappa nous explique qu’il faut mieux partager les tâches ménagères ! » – Bruno Retailleau
De ce mouvement peut déboucher le meilleur comme le pire. Le meilleur est ce que nous a montré cette crise : des solidarités spontanées, un déploiement de créativité, une envie de ne pas voir le pays s’effondrer. Mais l’autonomie, sans le rééquilibrage de l’Etat pour compenser les inégalités, pour aider ceux qui n’ont pas les moyens de cette autonomie, peut vite déboucher sur une forme de tribalisme. L’autogestion de certains quartiers impose la loi du plus fort et laisse s’installer toutes les mafias. La République est le contraire de cela. La loi choisie par tous pour protéger les plus faibles et permettre l’autonomie de chacun. C’est bien la République qu’il faut rétablir.
Source : Marianne
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